Certaines personnes s’accrochent à leur passé comme à une relique, considérant que ce que la vie a contribué à forger en elles les représente totalement. Ces personnes accordent généralement énormément d’importance à la célébration des événements phares de leur vie afin de perpétuer ce passé qui est au centre de leur personnalité. Elles passent leur temps à feuilleter leurs albums photos et à évoquer avec émotion, fierté ou nostalgie ce temps jadis auquel elles se sentent aujourd’hui intimement liées. A l’image du personnage de Higgins, le majordome de la série télévisée « Magnum », célèbre pour sa propension à ressasser encore et encore son glorieux passé d’ancien combattant.
Bien sûr, il n’y a rien de mauvais à se souvenir ; nos expériences passées forment un héritage avec lequel il est difficile de ne pas compter. Mais quand ce passé devient la référence pour définir qui nous sommes, alors nous cessons de nous projeter dans l’avenir et de grandir. Anaïs, jeune assistante de direction, me confiait : « J’ai énormément de mal à me séparer de la plupart de mes objets personnels. Je retrouve en chacun un souvenir, une partie de ma vie, de moi. Me débarrasser de l’un d’entre eux, c’est comme arracher quelque chose de qui je suis » avoue-t-elle. « Le pire est quand je dois remplacer un objet devenu trop abîmé par un objet neuf : je me sens coupable, comme infidèle envers moi-même. C’est le vieux canapé qui vient m’accuser de me trahir en le préférant à un canapé flambant-neuf qui ne représente rien de ma vie ». Sous prétexte de loyauté envers elles-mêmes, des personnes comme Anaïs choisissent d’être fidèles à des souvenirs, des expériences passées, au point de voir dans le changement une menace envers leur identité, un danger qui les éloignerait de qui elles sont. C’est oublier que notre personnalité n’est pas statique, mais qu’elle a besoin de se nourrir de nouvelles expériences pour se développer et continuer de s’épanouir.
Refuser le changement sous prétexte que « je veux rester qui je suis » et que « rien ni personne ne me changera » reviendrait ainsi à atrophier sa personnalité en lui interdisant d’exprimer son plein potentiel. En croyant la protéger, on l’étouffe. Par peur de perdre ses repères, de ne plus se reconnaître, on choisit de s’identifier à une image fixe de soi-même. Cette attitude revient à refuser l’influence du monde alors qu’elle est difficilement évitable – à moins de se couper du reste de l’humanité. « Je suis autonome et libre, je n’ai de compte à rendre à personne d’autre que moi » confie sur un forum ce jeune homme qui a décidé de « vivre sa vie seul pour ne pas avoir à remettre en question son système de valeurs et ne pas se voir privé de sa liberté ». S’il n’est pas question ici de porter un jugement sur un tel style de vie, force est de constater que prétendre se faire tout seul et pouvoir s’affranchir de toute influence d’autrui pour construire ou maintenir notre personnalité n’est guère réaliste. Dans Reprendre sa vie en main – Tout le monde peut se (re)construire, j’évoquais le rôle fondamental de matériaux que constituent les relations dans la construction de notre personnalité. Qu’on le veuille ou nous, cette personnalité est en grande partie le fruit de l’influence des autres, depuis nos parents jusqu’à notre conjoint, en passant par nos professeurs, nos amis d’enfance et même nos collègues de travail. « Nos meilleures idées viennent des autres » affirmait le philosophe et poète américain Ralph Emerson, dans un rappel à considérer l’influence de ceux qui nous entourent comme une source d’opportunités plutôt qu’une menace de se voir déposséder d’une partie de sa personnalité. Et la définition de ce qui constitue cet entourage peut être vaste, celui qui ne nous ressemble pas étant bien souvent une étonnante source d’enseignement pour nous aider à questionner certaines de nos convictions auxquelles nous sommes attachés historiquement (par notre culture, notre éducation), mais dont les fondements n’ont peut-être jamais été véritablement testés. Confrontés à d’autres manières de regarder le monde, nous pouvons alors être fortifiés dans nos convictions, ou au contraire réaliser que ces certitudes qui nous ont servi de repères, parfois pendant des années, s’avèrent contestables. Accepter alors de les remettre en cause, c’est affronter la peur de perdre ces références qui peut-être nous rassurent, mais qui ne reposent pas sur des piliers solides et peuvent même heurter notre conscience.
