« C’était devenu qui je suis… « 

Est-ce que les noms de Bertrand Cassagne et d’André Agassi évoquent quelque chose en vous ? Je prendrai peu de risque en pariant que vous n’avez jamais entendu parler du premier, quand le second est entré dans la légende du tennis avec un palmarès de huit victoires en Grand Chelem, deux en Coupe Davis et une médaille d’or olympique. L’environnement dans lequel a baigné Agassi semble y être pour beaucoup : à l’âge de six ans le jeune André était astreint à frapper quotidiennement deux mille cinq cent balles par un père extrêmement exigeant qui avait fixé à son fils l’objectif d’un million de balles par an… De là à penser qu’avec un tel régime, Agassi ne pouvait devenir qu’un champion de haut niveau, il n’y a qu’un pas.

Si je n’ai pas eu la chance de connaitre personnellement Agassi, j’ai en revanche bien connu l’énigmatique Bertrand Cassagne. Elevé au sein d’une famille dans laquelle le sport représentait une valeur majeure, il s’était très tôt orienté vers le tennis, vivement encouragé par des parents qui organisaient la vie de leur enfant autour de son activité sportive. Celui que l’on surnommait avec humour « Yvan », en référence à Yvan Lendl, avait tout du jeune prodige qui commençait à attirer sérieusement l’attention.

Une étonnante ressemblance entre les parcours d’Agassi et de Cassagne… Pourtant, ce dernier abandonna la compétition dès l’adolescence, avec le sentiment d’être parvenu au bout de ses capacités. « Je vivais presque exclusivement pour le tennis, et même si j’avais conscience d’être plutôt doué, je n’ai jamais eu la vision de devenir un jour un grand champion » m’avoua-t-il. « D’un côté j’étais poussé par ma volonté de progresser, assez largement entretenue par mes parents, et de l’autre j’étais comme ralenti par le sentiment diffus mais permanent qu’il me faudrait bien plus pour remporter un tournoi majeur. Ce « bien plus », j’ignorais ce que c’était, mais je ne parvenais pas à me défaire de l’idée que je ne l’avais pas ». Agassi, de son côté, construisit la carrière qu’on lui connait, enchainant les victoires pour rester aujourd’hui l’un des champions les plus titrés au palmarès du tennis. Peu après sa victoire à Wimbledon en 1992, il confia dans un entretien avec son coach : « C’est à l’âge de dix ans que j’ai gagné Wimbledon. Et c’était dans ma tête ».

Chacun d’entre nous est porté par un même désir, celui de construire. Ce désir profond est dans notre nature, il nous pousse à continuellement chercher à grandir et nous améliorer dans un ou plusieurs domaines particuliers – carrière, famille, personnalité – mais c’est le degré d’ambition que nous allons placer dans ce ou ces projets de construction qui conditionnera notre épanouissement dans la vie. Et aucune grande ambition ne peut persister sans maintenir un niveau suffisant de confiance dans le fait de disposer des ressources pour concrétiser cette ambition. Si vivre sans projet de construction ambitieux mène à la léthargie voire à la dépression – « ma vie est vide de sens » -, être ambitieux sans veiller à entretenir la confiance conduit à la frustration – « j’aimerais mais je dois me rendre à l’évidence, ce n’est pas possible, je mène une vie de rêveur » – qui conduit progressivement à abandonner mon projet au prétexte qu’il est utopique.

Car voilà peut-être la principale différence entre un Agassi et un Cassagne: la même volonté au départ, mais le premier a développé une confiance qui le plaçait dans un état d’esprit où il avait déjà gagné car le terme de champion définissait qui il était intimement, alors que le second a laissé saper cette confiance pour finir par le convaincre que ce même terme ne le représentait pas. « C’était dans ma tête » : et si c’était cela, le véritable moteur de la confiance, non pas l’exercice de la volonté seule, mais une capacité à s’imaginer activement être dans l’état auquel on aspire au point de développer une assurance qui ose tout et permet de rester serein quand la concrétisation tarde ? Est-ce cela qui donnerait à un sportif comme Agassi la capacité de devenir un champion et de le rester pendant des années, à un officier comme De Gaulle la qualité pour sortir de l’anonymat et entrer dans l’Histoire, ou à des individus comme vous et moi de donner corps à leurs aspirations quand bien même nous serions totalement ignorants des moyens pour les concrétiser ?

Quand j’ai retrouvé la trace de Bertrand Cassagne plus de trois décennies après nos années de collège, j’ai pu mesurer le chemin qu’un homme est capable de parcourir dès lors qu’une réelle aspiration réside au fond de lui et le met en mouvement. Au début des années quatre-vingt-dix, alors étudiant, Bertrand découvre l’Amérique du Sud et plus particulièrement l’Equateur. En quelques jours, il prend conscience que sa place, sa vie, ce qu’il veut édifier dans son existence, réside ici, dans ce petit pays logé entre les Andes et la forêt Amazonienne. Aujourd’hui, Bertrand dirige avec son épouse équatorienne un restaurant français qu’il a ouvert à Quito, la capitale. « C’est à 22 ans que j’ai véritablement réalisé ce à quoi j’aspirais. Faire de l’Equateur mon pays d’adoption, y construire ma vie professionnelle et affective, c’était bien plus qu’un objectif à réaliser, c’était devenu qui j’étais, et je savais au fond de moi que les choses allaient se faire, ce n’était qu’une question de temps. Ce qui m’avait manqué pour devenir un champion de tennis de très haut niveau, je l’avais à présent et le fait que mon rêve allait se réaliser était pour moi une évidence, même si le cheminement pour y parvenir me semblait encore très flou ». Bertrand me confia que pendant des années il a conservé dans son portefeuille une photo du Chimborazo, la plus haute montagne du pays. « Je regardais cette photo plusieurs fois par jour. Et dans ma tête j’y étais déjà ». Grâce à une aspiration entretenue jour après jour, Bertrand a rejoint le rang de tous ceux dont la vision ne pouvait pas mentir. Je le revois encore, assis à la terrasse d’un café, me raconter son histoire et me répéter ces mots qui résumaient à eux-seuls tout le secret de sa réussite : « C’était devenu qui j’étais ». Bertrand avait, je le crois, pleinement saisi la puissance du principe qui déplace les montagnes. Un principe qui n’a rien de magique et n’est pas l’apanage de quelques initiés. Un principe disponible en quantité illimitée en chacun de nous et qui peut être maitrisé pour édifier l’existence à laquelle j’aspire.

Extrait de mon livre « Les trois clés des bâtisseurs »

Publié par Alain Orsot

Découvrir nos moteurs et comprendre nos freins pour se construire. Auteur de "Reprendre sa vie en main", "En finir avec la crainte de changer", "Les trois clés des bâtisseurs"

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