D’IBM à Kodak : quand améliorer n’est plus suffisant

Fondée en 1911, International Business Machines Corporation (IBM) devient en quelques années le symbole des besoins croissants en traitement de l’information, bien avant que celle-ci ne devienne numérique. Initiateur des premiers langages informatiques et surtout inventeur du « Personal Computer », le PC, IBM est de tous les grands rendez-vous dans lesquels le succès doit principalement aux innovations technologiques, dont les premiers pas de l’Homme sur la Lune en 1969 qui mobilisent quelques 3500 employés de la firme. Régnant presque sans partage sur le monde de l’informatique naissante, IBM conserve sa place de première capitalisation boursière au monde pendant une grande partie des années 70 et 80.

Toutefois, cette situation quasi-idyllique allait changer. Au cours des années 80, l’avènement de l’ordinateur personnel ouvrent de nouvelles perspectives pour IBM, mais aussi pour de nouvelles sociétés plus petites, moins diversifiées et plus adaptables. Cette concurrence qu’IBM n’avait pas vu venir représente pour Big Blue un véritable séisme. En 1992, lorsqu’IBM publie ses résultats financiers, la situation est quasi-apocalyptique : plus de 8 milliards de dollars de pertes, soit plus qu’aucune compagnie n’avait jamais perdu dans toute l’histoire de l’industrie américaine. La faillite semble n’être plus qu’une question de mois. Le PDG d’alors, John Akers, préconise de diviser IBM en autant d’unités indépendantes que le géant de l’informatique compte de lignes de produits, en partant du principe que chacune d’entre elles gagnerait en agilité et serait alors capable d’affronter la concurrence directe des nouveaux entrants. Bref, on ne change rien au business global, on se contente de modifier la structure, la forme, mais sans remettre en question le fond : IBM va continuer de fabriquer des ordinateurs pour le grand public, pour les entreprises et les centres de recherche, des processeurs, des mémoires, des imprimantes, tout en développant des logiciels et en offrant des services. Mais cette pléthore de produits répond-elle toujours aux attentes du marché ? En 1993, John Akers est remplacé par Lou Gerstner qui décide de lancer un vaste chantier de refondation, en focalisant l’entreprise sur les services et logiciels, plutôt que sur la simple vente de matériel. En décidant d’unifier ses offres – qui prises séparément ne tiennent plus la distance face à ses concurrents – IBM va pouvoir prendre le contrepied des simples fabricants de matériel, bien souvent incapables d’offrir des solutions globales et sur mesure associant logiciel, matériel et conseil. Et la stratégie paye. L’entreprise retrouve la santé et son rang de leader technologique mondial. En 2003, les bénéfices d’IBM approchent les 8 milliards de dollars, pour atteindre près de 17 milliards dix ans plus tard.

Si IBM a su prendre la mesure des évolutions de son environnement et s’engager dans de profonds changements, il est une autre entreprise de légende qui elle n’a pas suivi le même cheminement par peur de remettre en cause son cœur de métier. Kodak, tout comme IBM, avait eu pourtant des occasions de prendre des virages technologiques qui auraient préservé sa prospérité. Qui se souvient en effet que l’appareil photo numérique, qui allait devenir le fossoyeur du géant de la photo, a été inventé en 1975 par un ingénieur de … Kodak. L’entreprise de Rochester laissa pourtant passer l’opportunité en choisissant de rester focalisée sur ce qu’elle savait faire de mieux, la photographie argentique, considérant le marché des appareils photos numériques comme une niche certes à explorer mais sans intérêt majeur pour le grand public… En poursuivant le développement de son cœur de métier et en optimisant son organisation, autrement dit en recherchant les améliorations mais sans profonde remise en question, Kodak croyait pouvoir profiter du cash que continueraient nécessairement de dégager ses métiers historiques et réaliser par ce biais quelques développements à la marge dans ce secteur en croissance, mais secondaire, que représentait pour le groupe la photo numérique… George Fisher, qui dirigea l’entreprise de 1993 à 2000 reconnaitra quelques années plus tard la « peur » que représentait le numérique pour Kodak. Pour un analyste observateur de l’entreprise, « Fisher avait réussi à changer la culture du groupe au niveau de la direction générale, mais il s’était montré incapable de changer l’énorme armée de dirigeants intermédiaires pour laquelle le monde numérique étant totalement étranger ». Cette « peur », ou cette absence de vision stratégique, Kodak l’avait déjà malheureusement reproduite à plusieurs occasions dans le passé: de la photocopieuse en 1945 à la photographie instantanée cinq ans plus tard, autant d’inventions issues, comme l’appareil photo numérique, du cerveau d’ingénieurs de Kodak qui, devant l’immobilisme de leur direction, finiront par jeter l’éponge et créer leur propre compagnie, Xerox pour l’un et Polaroid pour l’autre. Quand Kodak se décidera enfin à entrer sur le marché de la photographie instantanée à la fin des années 70, Polaroid l’attendra au tournant en lui faisant payer plusieurs centaines de millions de dollars pour détournement de brevets. L’Histoire n’est décidément pas tendre avec ceux qui ne saisissent pas le changement à temps… En 2012, après 131 ans d’existence, Kodak se déclara en faillite. Après avoir régné en maître sur 85% du marché des appareils photographiques et 90% de celui des pellicules et symbolisé pendant des décennies le succès de l’innovation, Kodak est aujourd’hui le cas académique enseigné dans de nombreuses écoles de management pour illustrer l’exemple de l’inertie face aux nécessaires changements culturels.

Les exemples d’IBM et Kodak sont éloquents et intéressants à rapprocher : deux entreprises qui ont régné pendant des décennies chacune sur leur domaine, puis ont subis de plein fouet un changement profond de leur environnement. L’une a eu le courage de prendre un virage radical et de changer en profondeur ; l’autre s’est contenté de chercher à maintenir un cap, arrondissant les angles ici et là, cherchant à améliorer l’existant mais sans le remettre en question.

Il est intéressant de tenter de transposer ces exemples dans notre propre vie : si certaines situations peuvent s’accommoder d’évolutions à la marge car les fondements demeurent cohérents et en phase avec nos valeurs profondes, d’autres en revanche nécessitent une remise en cause profonde et courageuse. L’habitude (« cela a marché depuis des années, c’est juste un moment difficile à passer, mais tout devrait ensuite rentrer dans l’ordre »), la peur d’affronter la réalité, ou encore la fierté, peuvent nous maintenir dans l’inertie et nous rendre aveugle devant les signes pourtant clairs que notre environnement nous renvoie. Seul un examen lucide et honnête de la situation permet alors de reconnaitre que les actions visant à améliorer la situation sans en remettre en cause les fondements sont vouées à l’échec.

La Chute des Empires, Thomas Cole, 1836

Publié par Alain Orsot

Découvrir nos moteurs et comprendre nos freins pour se construire. Auteur de "Reprendre sa vie en main", "En finir avec la crainte de changer", "Les trois clés des bâtisseurs"

4 commentaires sur « D’IBM à Kodak : quand améliorer n’est plus suffisant »

    1. Oui en effet, et je trouve intéressant de chercher à s’identifier individuellement à ces cas afin de s’interroger sur la manière dont on négocie nos propres « tournants ». Sans jugement aucun, car se remettre en question en profondeur et affronter nos peurs au milieu d’un environnement complètement changeant n’est ni simple, ni toujours rapide.

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